Focus sur les contrats à impact


La Cravate solidaire, l’impact sans mesure

La Cravate solidaire a été l’une des premières associations à signer un contrat à impact social dans le cadre du premier appel à projet de 2016. Cette association propose à des jeunes sans emploi de quartier populaire, un atelier coup de pouce de deux heures sur les codes vestimentaires en entretien professionnel. Après un accueil d’un quart d’heure, la personne suit un atelier de 45 minutes avec un coach en image, en général un bénévole qui accompagne également le don de vêtements, puis 45 minutes avec un binôme de coachs de ressources humaines, souvent venus par le mécénat de compétence. L’atelier se termine par un quart d’heure pour réaliser une photo professionnelle et répondre au questionnaire de satisfaction.
Dans le cadre du CIS, elle proposait de mener ces ateliers à bord d’un bus aménagé en Seine-Saint-Denis et dans le Val d’Oise. Le CIS a été structuré par la BNP Paribas comme la plupart des CIS en France, évalué par l’agence Kimso, financé par la Caisse des dépôts, la Maif, Aviva et Inco. Ils ont investi 450 000 euros dans le projet. Ce dernier s’appuyait sur deux « indicateurs de moyens » : accompagner 900 personnes sur trois ans et sensibiliser 140 bénévoles aux discriminations à l’emploi. Il ne comptait qu’un seul « indicateur de résultat » : parvenir à montrer une reprise d’activité ou de formation de 3% supérieur par rapport à un accompagnement par les missions locales des deux départements, calculé trois mois après le passage dans un atelier. Ces indicateurs de moyens et de résultats servent à évaluer l’impact social et à déclencher le remboursement avec prime et/ou taux de retour des investisseurs. Dans le cas de la Cravate solidaire, une prime de 15 000 euros se déclenchait pour les investisseurs si l’indicateur de résultat était atteint. Le payeur final était le Ministère du travail.
L’action en elle-même a mis du temps à se mettre en route. La structuration du CIS reste, comme pour chacun de ces contrats, très longue. Censée démarrer en septembre 2018, l’action n’a finalement pu se lancer avant mai 2019. Toutefois, le comité de pilotage a décidé de ne pas prendre en compte ce retard et n’a pas modifié le suivi des indicateurs. « Cette décision a eu une incidence sur nos manières de faire », explique Mathilde Pichau de la Cravate solidaire. « Il a fallu très vite atteindre un rythme de croisière assez intense et accélérer la cadence que nous avions prévue très graduelle. Nous avons dû chercher très vite de nouvelles structures d’insertion qui pouvaient nous orienter des jeunes ». La crise sanitaire est venue ensuite bouleverser les objectifs. Au lieu des 900 jeunes accompagnés, l’indicateur de moyens a été revu à la baisse à la fin du CIS pour tabler sur 780 jeunes reçus dans les ateliers. Enfin, l’indicateur de résultat a finalement été retiré puisque l’Etat n’a pas pu fournir à l’évaluateur Kimso les données des missions locales. En cause, les règles liées à la RGPD.
Au final, le CIS a pris fin en décembre 2021 et l’association a reçu en juin 2022 «l’attestation de performance » signée par l’évaluateur qui indique que l’association a atteint les deux indicateurs de moyens. Surprise de taille, malgré l’absence de données sur l’indicateur de résultats, l’Etat a finalement versé les 15000 euros de prime par investisseur ! Il est très possible qu’une clause du contrat couvrait les investisseurs sur ce point et que le non-versement ne concernait que la situation où les résultats étaient mesurés et non atteints. Or, dans ce cas, la mesure n’a pas pu avoir lieu. L’exemple montre bien que le risque soi-disant pris par les investisseurs reste minime.
Si l’association juge que la somme investie au départ leur a permis de lancer leur action pendant trois ans (aujourd’hui pérennisée grâce à des subventions publiques), elle ne se risquerait pas pour l’instant dans un autre CIS. Pourquoi passer par cette grosse machine, qui prend tant de temps et d’argent (public) ? Pourquoi construire des indicateurs (et payer des prestataires extérieurs pour le faire) qui, au final, ne parviennent pas ou très difficilement à concilier vision associative et vision financière, voire ne sont tout simplement pas respectés ? La subvention paraît bien moins coûteuse tant pour l’Etat que pour l’association…

Médecins du Monde, un CIS sans fin

Le 19 octobre 2021, Médecins du Monde (MDM) signait le dernier contrat à impact social (CIS) issu de l’appel à projet lancé par le gouvernement en 2016. À Marseille, Thomas Bosetti de MDM s’est tourné vers ce financement bien particulier pour un projet à l’accouchement difficile : lutter contre le cercle vicieux prison-rue-hôpital-hébergement pour les personnes sans abri qui souffrent de troubles psychiatriques sévères. Il veut intervenir dès la comparution immédiate en offrant une alternative à la prison par un suivi pluridisciplinaire et un accès au logement. « Nous avons essayé de passer par la subvention classique mais notre projet s’intéresse à des personnes qui cumulent les problématiques. La vision en silo des financeurs classiques ne leur permet pas de les voir », explique Thomas Bosetti (1). Alors, il s’empare des contrats à impact.

En mai 2017, un premier engagement est signé. Beaucoup de monde autour de la table : les ministères de l’Économie, de la Justice, du Logement, de l’Enseignement supérieur s’engagent à rembourser les investisseurs (Fonds européen d’investissement, BNP Paribas, la Banque des territoires, Inco Investissement) qui mettent 6 millions d’euros dans ce projet prévu pour cinq ans.
Le recours au contrat à impact n’a pas fait consensus au sein de MDM. « Historiquement, les CIS viennent du monde de la finance, loin de notre monde », explique Thomas Bosetti. Un point a notamment posé problème : la nécessité d’avoir recours à des émissions obligataires. Pour accéder à cette forme d’emprunt, le projet devait créer sa propre structure pour se dégager de l’association, s’inscrire au registre du commerce et des sociétés, voter une motion en assemblée générale… Impossible pour MDM.

Le CIS passera finalement par un autre montage financier : la subvention sera transférée à un patrimoine fiduciaire. « Cette élaboration nous a bien occupé pendant six mois », témoigne Thomas Bosetti. Au total, il aura fallu quatre ans pour construire ce contrat qui se donne pour objectif d’accompagner 100 personnes. Plusieurs mesures d’impact ont été retenues comme indicateurs : l’entrée dans le programme, une réduction du temps d’incarcération, l’accès à un logement et la mesure des coûts évités en termes d’hospitalisation, d’hébergement d’urgence, d’incarcération. Chacun de ces objectifs déclenchera une tranche de remboursement aux investisseurs ; le dernier ajoute un intérêt, « autour de 4% », avance Thomas Bosetti (2).

Les apprentis d’Auteuil, Un CIS opaque

« Est-il possible dans le cadre de la protection de l’enfance d’allier mission de service public et performance/rentabilité ? » La problématique est posée par Gaëlle Aubin, assistante sociale dans le cadre de son mémoire qu’elle a mené sur le contrat à impact social porté par les Apprentis d’Auteuil (3). Ce dernier propose de réduire le nombre de placement d’enfant par la mise en place de relais familiaux. A l’origine, le lancement du projet était prévu pour 2017, au final il a démarré en 2019 parce que « cela a été très compliqué sur le plan juridique, de faire entrer l’ensemble des partenaires, fondations, institutions financières, départements et associations dans un même contrat », souligne le responsable des sujets protection de l’enfance aux Apprentis d’Auteuil. Rien d’évident à « réunir autour d’une même table des acteurs de mondes aussi différents que sont les pouvoirs publics, l’investisseur privé et l’association en charge du projet pour définir des objectifs communs », note Gaëlle Aubin dans son mémoire qui pointe une « différence telle que l’incompréhension est récurrente ».
Au final, deux départements participent à ce contrat à impact social : la Loire-Atlantique (pour un budget de 2,5 millions d’euros) et la Gironde (pour 2,7 millions d’euros). Le premier relais familial a ouvert ses portes en janvier 2019 en Loire-Atlantique avec 6 appartements en diffus ; le deuxième en mai de la même année en Gironde avec le même nombre de places. Le principe : les travailleurs sociaux du département y orientent des familles « en risque » de placement de leurs enfants pour l’éviter en mettant en place un accompagnement approprié. Un hébergement est proposé sur une période maximum de 12 mois. Les mesures d’impact social sont réalisées 12 mois après l’entrée dans le dispositif puis 24 mois après. La ligne de mire : éviter les placements. En 2021, en Gironde, depuis le début du programme 8 familles et 21 enfants avaient été accompagnés ; en Loire-Atlantique, 14 familles et 24 enfants. Aucun placement n’avait eu lieu.
Le paiement aux résultats est enclenché à 12 mois en l’absence de placement de 56 enfants sur une base de 68 enfants, puis à 24 mois si le placement n’a toujours pas eu lieu. Aucune information n’est donnée sur le taux de retour sur investissement. Le responsable l’assure : il ne veut rien connaître de ces taux. Son but : « préserver complètement les équipes de toute influence sur leurs activités et sur leur discernement des modalités de financement du projet. Dès lors qu’on leur donne des indicateurs très objectifs, très réducteurs, très financiers, le risque serait que les équipes pour faire la réussite du programme (et non pas la réussite de l’accompagnement d’une famille) choisissent des situations dont il semblerait qu’elles seraient plus faciles d’accès à des critères de sorties positives ». Il affirme : aucune pression n’est faite sur les équipes pour éviter le placement si ce dernier est nécessaire. Un point qui est également expliqué lors des comités de pilotage qui, tous les six mois, réunissent investisseurs, conseil départemental, et chef de service.
Il faut dire qu’éviter un placement est financièrement extrêmement bénéfique pour les pouvoirs publics dans un souci d’économie : les placements coûtent bien plus cher que des enfants qui restent dans leur famille. Une autre inconnue : le travail concret des professionnels dans ce cadre extrêmement contraint. Cette donnée invisible apparaît pourtant cruciale : comment ces constructions financières conditionnent les pratiques professionnelles ? Et surtout questionne Gaëlle Aubin : « N’est-il pas préférable de financer à hauteur des besoins les différents services qui existent en protection de l’enfance pour accompagner les familles plutôt que de signer des CIS et de payer, avec intérêts, des dispositifs qui n’auraient pas besoin d’exister si ceux actuels étaient suffisamment dotés en moyens humains notamment ? » Il est là question, selon elle, de la dimension politique des choix financiers.

Wimoov, un CIS à la loupe

Wimoov reste l’un des rares CIS (avec celui de l’Adie et de la Cravate solidaire) à être aujourd’hui entièrement terminé. Cette association du groupe SOS proposait un « test mobilité numérique » pour définir les problématiques de mobilité des personnes.
En février 2021, la Cour des comptes publie un rapport dans lequel elle n’est pas tendre sur ce CIS : ses indicateurs « ne permettent pas d’apprécier l’impact social des actions mises en œuvre ». « Il manque en effet des indicateurs de résultats pour mesurer l’amélioration de la mobilité ou l’employabilité des bénéficiaires, mais également les économies pour le tiers payeur public » (4). Les indicateurs s’intéressent uniquement au nombre de personnes qui ont passé le test de mobilité sur la plateforme dédiée et ceux qui ont permis de déclencher un accompagnement. Les indicateurs choisis, relativement simples, permettent ainsi d’assurer quoi qu’il arrive un remboursement des investissements. Ces derniers ont été entièrement remboursés par l’État, intérêts compris. L’association a donc reçu une subvention de 750 000 € (dont 80% en provenance du ministère du Travail, 18% en provenance du ministère de la Transition écologique et solidaire et 2% en provenance du ministère de l’Economie et des Finances). Cette somme a ensuite permis de rembourser les investisseurs privés.



  • (1)« Contrat à impact social. Médecin du Monde signe », Marianne Langlet, Lien Social n°1306, 30 novembre 2021
  • (2) Ibid
  • (3)« L’introduction de la notion de rentabilité dans le champ de la protection de l’enfance : l’exemple des contrats à impact social », Gaëlle Aubin, mémoire de master en économie sociale et solidaire, Cnam, 2018/19.
  • (4)« Mobilité et accès à l’emploi, la région Hauts-de-France : une illustration des enjeux nationaux », rapport de la cour des comptes, février 2021.