Lexique déconstruit


Le sens des mots


Nous vous proposons ici un glossaire en construction où nous reprenons les définitions placées au fil du texte de cette première partie en encart. Nous voudrions enrichir, au fil des travaux de notre observatoire et avec votre aide, ce travail de définition, décryptage et analyse des mots qui nous traversent dans ce processus de marchandisation. Il nous faut reprendre le « pouvoir sur les mots » comme le suggère la revue Transrural dans son ouvrage au titre éponyme qui appelle à « disséquer, décortiquer, désosser » ces mots pour « en extraire le sens » 52 et permettre ainsi de se les réapproprier.

Intérêt général
: « L’Europe qualifie d’intérêt général les activités dites non-économiques pour les différencier de ce qui relève de l’intérêt privé, c’est-à-dire les activités dites économiques. Nous avons là un problème de positionnement politique : si nous voulons rentrer dans le sillon de l'intérêt général européen, il faut être qualifié d’activité dite non-économique. Or, les associations en France ont beaucoup de mal à se revendiquer comme des acteurs non-économiques. C’est relativement légitime sur le plan politique mais c’est très dangereux sur le plan juridique européen puisque les activités dites "économiques" sont de fait intégrées dans l'espace du marché intérieur et donc soumises aux règles de concurrence.
Le spectre de l'intérêt général européen est très petit, très restreint par rapport au spectre très large de sa signification en France portée par une vision issue de concepts post seconde guerre mondiale. Un service public industriel pour le rester aurait dû s’inscrire du côté des activités non-économiques. Or, côté européen, les activités non-économiques sont ultra régaliennes : elles concernent la sécurité, la police, l’armée, la surveillance aérienne, le financement et l’exécution des peines de prison, le contrôle de la pollution, les activités dites purement sociales comme par exemple la sécurité sociale ou des activités liées au déploiement des minimas sociaux. Mais l’ensemble des activités sociales ne se retrouve pas dans cette catégorie.
Partout où cette catégorie d’acteurs non-économiques a été levée, le secteur s’ouvre à la concurrence, donc au privé lucratif et nous en voyons les effets, par exemple, sur les Ehpad ».
Intervention de Martin Bobel du réseau nationale des ressourceries et recycleries, représentant associatif au CESE, lors du CAC café du 29 novembre sur le thème : « Un statut européen pour les associations ? Ce qu’elles ont à y gagner et à y perdre… »

Investissement à impact social
: En 2007, la Rockefeller Foundation rassemble des investisseurs, des entrepreneurs et des philanthropes au centre de conférence Bellagio en Italie. C’est lors de cette rencontre, que la fondation du premier milliardaire américain qui a fait sa fortune sur le pétrole, lance ce nouveau terme : l’investissement à impact. L’idée était de faire coïncider rentabilité et philanthropie, créer des impacts sociaux et environnementaux tout en obtenant un rendement financier. « Mettre le marché au travail pour le profit et le bien global », titre le livre sorti en 2014 de Judith Rodin, présidente en 2007 de la Rockefeller Foundation. En 2008, la fondation lance le Global impact investing network (GIIN), réseau mondial de promotion de l’investissement à impact.
Lors du lancement de l’observatoire de la marchandisation, le socio-économiste, Sylvain Celle développe la définition de cette notion. « L’investissement à impact social est le principal cheval de Troie de la marchandisation du secteur associatif. La notion de mesure d’impact social tend depuis quelques années à remplacer l’ancienne catégorie d’utilité sociale utilisée par les associations et les pouvoirs publics depuis les années 1980. Ce passage du terme d’utilité sociale vers la notion de mesure d’impact social n’est ni neutre, ni anodin. L’investissement à impact social et la mesure d’impact social ont été largement promus par deux acteurs : d’un côté par les pouvoirs publics qui sous l’impulsion du New public management sont poussés à agir et penser comme des entreprises privées donc vont utiliser le langage de l’investissement, de l’évaluation, etc… De l’autre côté, il y a des acteurs financiers comme des banques et des fonds de pension qui cherchent aujourd’hui à réorienter leurs investissements vers le social, devenu un nouveau secteur lucratif. L’investissement à impact social, si nous reprenons les termes utilisés par ces deux promoteurs, est « un investissement qui allie explicitement retour social et retour financier sur investissement ». L’exemple emblématique de ce type d’investissement est le contrat à impact social. Dans ces contrats, les pouvoirs publics - une collectivité territoriale ou l’Etat – qui vont faire appel à des investisseurs privés comme des banques pour financer des programmes sociaux, mis en œuvre par des associations. Ces associations vont se voir fixer des objectifs mesurables. Si les objectifs sont atteints à l’issue du programme, les pouvoirs publics remboursent l’ensemble de l’investissement à l’investisseur privé avec intérêt. Pourquoi les pouvoirs publics ont recours à ce type d’outil ? Auparavant, ils finançaient directement ces politiques sociales, avec ce nouvel outil, ils ajoutent un intermédiaire avec cet investisseur privé. L’argument avancé est que les pouvoirs publics n’ont plus d’argent et font donc appel aux investisseurs privés et par ailleurs qu’il existe un risque à financer de nouveaux programmes innovants sans qu’ils n’atteignent leurs résultats. Dans le cadre des contrats à impact, est avancé l’argument que l’investisseur privé prend ce risque à la place des pouvoirs publics et que si les résultats ne sont pas atteints, on ne rembourse pas complètement les investisseurs ou bien ils n’obtiennent pas de taux d’intérêt. Dans ce dispositif, la mesure d’impact social est importante puisque c’est elle qui déclenche le remboursement et détermine le taux d’intérêt ».
Intervention de Sylvain Celle, socio-économiste, lors du lancement de l’Observatoire à la fête de l’Huma le 11 septembre 2022.

Lucrativité limitée
: En France, la loi Hamon de 2014 introduit la notion de lucrativité limité en notant que l’économie sociale et solidaire se définit, entre autres, par « un consentement à une limitation de la lucrativité de l’activité, au nom de la poursuite d’objectifs sociaux, de prévoyance et de mutualisation ». Cette notion désigne le fait qu’une entreprise peut réaliser des bénéfices mais qu’ils doivent servir au maintien et développement du projet social de l’entreprise et non à l’enrichissement de ses membres. Cette notion de lucrativité limitée est construite face à un droit européen pour qui la notion de non-lucrativité est quasi-absente. Bruno Lasnier du Mouvement pour une économie solidaire (MES) nous livre son analyse : « L’entrepreneuriat social pousse vers une plus grande reconnaissance en France et en Europe de la notion de lucrativité limitée qui leur permettrait d’entrer pleinement dans le cadre de l’économie sociale. Nous essayons de défendre la notion de non-lucrativité et de montrer qu’elle est bien distincte de celle de lucrativité limitée. Car aujourd’hui c’est sur cette non-lucrativité que s’appuie l’intérêt général en règle fiscale. On essaye aujourd’hui d’ouvrir cette niche qui était réservée aux structures non-lucratives via cette notion de lucrativité limitée. Nous essayons d’arriver aussi à une définition claire du terme de non-lucrativité au niveau européen qui n’existe pas pour l’instant, il y a même deux définitions différentes qui s’affrontent au sein de l’Europe. Une définition dit que la non-lucrativité existe à partir du moment où le service rendu est gratuit, une autre définit la non-lucrativité à partir du moment où tous les bénéfices que la structure génère ne sont pas distribués mais réinvestis dans le projet. Et il n’y a pas de consensus sur cette notion. Il faudrait que nous arrivions à nous mettre d’accord pour donner un statut au niveau européen à des activités qui seraient reconnues comme non-lucratives et agissent pour l’intérêt général ».

Marchandisation
: Comment passe-t-on du marché (celui où nous aimons bien acheter nos courgettes par exemple) à la marchandisation ? Quelle différence entre les deux notions ? Voilà quelques définitions issues de la recherche. Dans sa description du « marché total », Alain Supiot pointe que « pour faire du marché un principe général de régulation de la vie économique, il faut faire comme si la terre, le travail et la monnaie étaient des marchandises ». Il reprend en ce sens l’analyse de l’économiste Karl Polanyi dans « La grande transformation » qui désigne le travail, la terre et la monnaie comme des « marchandises fictives » qui ne sont pas produites pour la vente. Sous l’égide de cette « utopie d’un Marché total », selon Alain Supiot, « les hommes, les signes et les choses ont tous vocation à être rendus commensurables et mobilisables dans une compétition devenue globale » . Dans son dernier livre, Ralentir ou périr, Timothée Parrique donne une définition très claire de ce processus où nous retrouvons notre courgette : « Les marchandises sont des produits qui s’échangent sur un marché, comme une courgette dans un magasin ». La marchandisation « se traduit par la transformation d’une chose en un produit échangeable sur un marché » et pour cela il faut le « standardiser, le quantifier, le monétiser, et le privatiser » .

Néolibéralisme
: Qu’entendons-nous par néolibéralisme ? La définition donnée par l’historien canadien Quinn Slobodian, auteur du livre Les Globalistes , nous semble particulièrement intéressante. Pour lui, le néolibéralisme est un mode de gouvernance, une forme de régulation qui se sert de l’Etat et du droit pour protéger la bonne marche de l’économie. L’ambition des auteurs néolibéraux sera d’édifier intellectuellement mais surtout institutionnellement les conditions mondiales d’une gouvernance néolibérale. De même, il nous semble que la définition donnée par Michel Foucault complète bien cette pensée. « Le néolibéralisme est présenté comme une technique de gouvernement, une politique économique et sociale qui étend l’emprise des mécanismes de marché à l’ensemble de la vie » . Enfin, dans sa thèse sur l’économie sociale, le socioéconomiste, Sylvain Celle, détaille : « Contrairement au laisser-faire du libéralisme, les néolibéraux estiment que la concurrence ne relève pas d’un ordre naturel, mais d’un ordre construit au sein duquel l’Etat joue un rôle central. Au sein de cet ordre néolibéral, le marché, l’entrepreneur et l’entreprise sont promus comme les principales formes de rationalité et d’organisation des activités humaines (Dardot et Laval, 2009) » .

New public management
: Le néolibéralisme, incarné par les élections de Ronald Reagan aux Etats-Unis et Margareth Thatcher en Angleterre, dans les années 1980 trouve une porte d’entrée en France via l’entrée du new public management. Cette nouvelle gestion publique implique le contrôle de l’efficacité de l’action publique entendue sous l’angle économique. « La "gouvernance" par le nombre devient la norme dans les administrations, les usagers deviennent des clients ; le travail dans les administrations devient des objectifs à atteindre comme dans l’industrie, le commerce ou la finance ; le "reporting", le summum de la gestion administrative ; et l’intérêt général un objet d’archéologie administrative », écrit Jean-Claude Boual dans la brochure publiée par le CAC : CAP 2022 .

Réification
: La réification consiste à réduire les êtres humains à de simples choses (du latin, res= chose).
Georges Lukàcs (Histoire et conscience de classe -1922) en avait fait une notion-clé de sa critique du capitalisme en s'appuyant sur l'analyse de Karl Marx du fétichisme de la marchandise : avec le capitalisme, la valeur n'est plus liée à la relation entre les êtres humains ; elle est attribuée à la marchandise elle-même qui devient un véritable « fétiche » qui fait oublier que sa réelle valeur sociale provient des travailleurs et du temps de travail qu'ils ont incorporé dans sa production.
La portée de la notion de réification a été élargie par Axel Honneth (« La réification », nrf, 2005). Un processus de réification est à l'œuvre dès qu'une personne n'est plus considérée comme « engagée et participante » à la relation avec autrui. Son caractère propre, avec sa sensibilité, son récit, sa subjectivité est oublié. Les autres ne sont pas affectés par ce qu'elle ressent. La personne est comme un objet inanimé, prisonnière d'une catégorie qui la désigne : un salarié, une femme, un chômeur, un jeune..... Elle n'est pas considérée comme un partenaire d'inter-actions et de négociation d'une solution juste où les personnes se reconnaissent mutuellement. On n'attend rien d'elle.
La réification naît, ainsi, de « l'oubli de la reconnaissance » : « nous tendons à ne percevoir les autres hommes que comme des objets dépourvus de sensibilité propre », dit Axel Honneth.
Le contrat à impact social est un exemple de cette réduction des personnes à des choses devenues, elles-mêmes, réduites au seul chiffre de l'indicateur qui autorise le remboursement des sommes investies avec profit.
Honneth note aussi que les personnes elles-mêmes peuvent avoir tendance à l'auto-réification quand elles entrent en relation en considérant que « leurs propres désirs et sentiments ne valent pas la peine d'être exprimés. » Honneth cite, par exemple, les entretiens d'embauche quand la personne exprime les sentiments qui sont ceux attendus par le patron pour obtenir l'emploi, sans considération pour sa propre personnalité, pour le récit de sa vie singulière.

Définition proposée par Jean-Michel Lucas

Subvention, appel d’offre et appel à projet
: La loi Hamon de 2014 cadre le principe de la subvention. L’association qui la sollicite doit être à l’initiative du projet et le pouvoir public ne doit en attendre aucune contrepartie directe. Avant cette loi, aucune définition légale n’existait. La jurisprudence notait que la subvention « implique l’idée d’aide attribuée de façon unilatérale et sans contrepartie par une collectivité publique en vue de contribuer au financement d’une œuvre d’intérêt général » . Ces dernières années, la subvention se retire au profit de la commande publique. Les appels d’offre avec des cahiers des charges rigoureux se multiplient. Ils ouvrent des marchés publics ou délèguent des services publics. Entre commande publique et initiative associative, l’appel à projet permet à une collectivité publique de définir un cadre dans lequel les associations peuvent inscrire un projet.
Si la subvention soutient l’autonomie associative. Dans les appels à projet et appels d’offre le rapport à la collectivité publique s’inverse. Dans le cadre de ces procédures, cette dernière maîtrise le processus et restreint l’autonomie associative tout en favorisant la concurrence entre associations et l’entrée d’acteurs privés lucratifs dans des secteurs jusqu’alors portés par les associations.

Venture philanthropy
: Dans les années 1990, la Venture philanthropy apparaît lorsque des entrepreneurs qui ont acquis de grandes fortunes dans la Silicon Valley cherchent à appliquer les outils du capital risque au secteur non lucratif qu’ils considèrent comme inefficace. Le principe : des investissements très importants, un processus de sélection des bénéficiaires drastique et une intervention managériale dans la stratégie, le fonctionnement, le développement et l’évaluation de l’ONG ou association bénéficiaire. Il s’agit de l’aider à changer d’échelle, sorte de nouveau mantra que nous retrouverons régulièrement dans la formation de ce nouveau marché. L’évaluation s’appuie sur la mesure de l’impact social. En France, ce courant arrive en 2010 avec la fondation AlphaOmega , pionnière de cette sorte de philanthropie ; PhiTrust ou encore le fonds d’innovation AG2R La mondiale (que nous retrouverons parmi les investisseurs des contrats à impact) s’inscrivent également dans ce courant.